Parmi les indicateurs clés pour analyser la question du risque de défaut de l’état tunisien à honorer ses engagements financiers il existe d’abord les notations souveraines fournies par des agences de rating indépendantes, à titre d’exemple la note de la Tunisie a été abaissée à (BB-) avec perspective négative par Fitch le 31 Octobre 2013, à (B) avec perspective négative par S&P le 16 Aout 2013 et à (Ba2) par Moody’s le 30 Mai 2013, tous dans la catégorie spéculative de chaque système de notation. Malgré ces notes alarmantes, certaines parties et analystes du paysage médiatique tunisien ont demandé de relativiser l’indépendance et la crédibilité de ces agences et crié parfois à la théorie du complot.
Nous avons décidé donc de nous fier à un autre indicateur assez précis agrégeant toute l’information économique disponible aux professionnels et institutions ayant des risques liés à la Tunisie, il s’agit en effet de l’historique du spread de « Credit Default Swap » (CDS) sur la dette sénior de la banque centrale de Tunisie (BCT) libellée en dollar américain (usd) pour une maturité de 5 ans. Le CDS en question est un instrument financier de gré à gré (OTC) qui protège un investisseur du risque de faillite de la BCT (qu’on considère comme un bon proxy financier pour l’état tunisien) en contrepartie du paiement d’une prime au vendeur de l’assurance appelée « CDS spread ». Plus la Tunisie est risquée de point de vue crédit plus cette prime à payer serait élevée. Le spread est coté en points de base, par exemple le prix au 13/11/2013 de 422 (4.22%) pour protéger un prêt de 100 millions usd correspond à un paiement annuel de 4.22 millions usd jusqu’à l’échéance de la protection dans 5 ans (20/12/2018) ou la date de réalisation, avant la maturité, d’un événement de défaut de la BCT. Dans le cas de défaut, le vendeur de la protection verse à l’acheteur le nominal protégé moins le taux de recouvrement (de l’ordre de 25% pour la dette sénior de la BCT) soit 75 millions usd. Donc l’acheteur du CDS sur la BCT aujourd’hui s’engage à payer à peu près 21 millions usd sur 5 ans pour espérer récupérer 75 millions usd en cas de défaut de la Tunisie. Si l’on se base sur un modèle à intensité de défaut constante et la formule de triangle de crédit, les vendeurs et acheteurs des CDS sur la BCT s’accordent à estimer la probabilité de défaut de l’état tunisien dans les 5 années à venir à 25% soit une chance sur 4 que la Tunisie fasse faillite!
Outre la probabilité de défaut, le spread de CDS nous informe également sur le coût auquel la Tunisie pourrait s’endetter sur les marchés financiers. En fait une banque qui voudrait prêter du dollar à la Tunisie sur 5 ans devrait couvrir le risque de crédit donc payer la prime de 4.22% du CDS sur BCT, couvrir l’inflation américaine pendant la période du crédit (2.1% glissement annuel en 2012) puisque la valeur réelle du dollar au moment de remboursement de la dette en dépendrait, couvrir le coût de financement propre à la banque (supposons 1.5% annuel) et couvrir la marge commerciale pour l’émission obligataire (supposons 1% à l’émission), dans ces conditions la Tunisie devrait payer un coupon minimum de 8.5% annuel! Ce coût exorbitant nous aide à comprendre l’indispensabilité de recourir aux prêts des organismes mondiaux (FMI, World Bank, BAD…) pour bénéficier de taux avantageux négociés en échange de réformes structurelles des finances publiques.
Le CDS est généralement en avance par rapport aux notations des agences de rating puisqu’il évolue en temps réel suivant la règle de l’offre et la demande en réaction immédiate aux informations endogènes et exogènes à l’état en question, il subit parfois des ajustements si l’une des agences de notation révèle de nouvelles informations qui n’étaient pas connues par les autres acteurs financiers. A titre d’exemple le Liban est noté (B) par Fitch, (B-) par S&P et (B1) par Moody’s, tous pires que les notes de la Tunisie (BB-, B et Ba2) alors que le spread CDS 5 ans du Liban se traite à 395 contre 422 pour la Tunisie à la même date. Partant de cette comparaison la note long terme du Liban devrait être revue à la hausse ou la Tunisie à la baisse.
Le graphique ci-dessus représente l’historique du spread de CDS de la BCT pour une période de 3 ans allant de novembre 2010 jusqu’à novembre 2013 qui peut être décomposée en 5 phases délimitées par des événements qui ont marqué les tunisiens et surtout les investisseurs confirmant la précision de cet indicateur.
Phase 1 Avant 05/01/2011: Le spread de CDS a connu une période de stabilité dans des niveaux compris entre 110 et 130 bps (comparables aux pays développés) suite à la fin de la crise mondiale des subprimes et le début de la politique de l’assouplissement quantitatif aux USA qui a favorisé l’investissement dans les pays émergents et le retour de confiance dans les marchés financiers. Les investisseurs semblaient également être bernés par la vitrine médiatique de la Tunisie qui donnait une image de stabilité sociale et politique favorisant la croissance.
Phase 2 05/01/2011 au 25/07/2011: C’est le 5 Janvier que les investisseurs ont pris connaissance de l’ampleur du mouvement social qui a débuté le 17/12/2010 en Tunisie et la réaction était extrême avec un saut de plus de 80% au bout de quelques jours pour atteindre un premier pic de 220 bps.
Après une première période postrévolutionnaire caractérisée par une grande volatilité liée au vide politique et absence de visibilité long terme le spread s’est stabilisé à partir de mars 2011 aux alentours de 180bps probablement avec l’avènement d’un nouveau gouvernement de technocrates bénéficiant d’un consensus politique intérieur et support international pour assurer les élections d’une assemblée constituante le 25/07/2011.
Phase 3 25/07/2011 au 23/10/2011: Avec l’impossibilité de réaliser les élections dans les délais promis et le retour du risque terroriste puis l’annonce d’un plan marshal d’emprunts de l’ordre de 25 milliards de dollars sur 5 ans promis au sommet G8 de Deauville, le spread a atteint un niveau record de 290 bps au cours de Septembre 2011 pour s’en suivre une période d’euphorie avec l’approche des élections du 23 Octobre 2013 et le retour de confiance avec un niveau de spread CDS à 230 bps.
Phase 4 23/10/2011 au 11/09/2012: Après l’euphorie s’en suit une période de doute probablement due au retard d’annonce des résultats puis la déception des investisseurs par rapport à la composition de l’ANC nécessitant la formation d’alliance gouvernementale hétérogène sans véritable plan de sauvetage du pays. Cela se traduit par un retour du spread en Novembre au même niveau préélectoral de 290. La phase Troïka connaîtrait par la suite une certaine stabilité politique et assurance de continuer à honorer les engagements du pays sans effectuer l’audit de la dette odieuse, cela s’est traduit en stabilité en termes de risque de crédit avec des niveaux compris entre 250 et 300 bps pendant 10 mois.
Phase 5 11/09/2012 jusqu’à présent: L’attaque de l’ambassade des USA à Tunis le 11/09/2012 marque un tournant dans la confiance des investisseurs dans l’état tunisien et sa capacité à gouverner laissant débuter une longue phase de volatilité accrue et de hausse du CDS, le spread atteint d’abord 360 bps puis l’assassinat de l’opposant Me Chokri Belaïd le 06/02/2013 envenime la situation politique et économique pour atteindre même 410 bps. La dégradation de la note souveraine par plusieurs agences dans l’été 2013 confirme les craintes du marché et laisse le spread dépasser le seuil des 450 bps en Juillet 2013 coïncidant avec l’assassinat de l’opposant Mohamed Brahmi. Depuis, les variations du CDS évoluent en fonction du niveau d’engagement des organismes internationaux et parties de la société civile à sauver le pays de l’engrenage politique et économique actuel.
Issam Gargouri Tuness Research Team
Source des données: Bloomberg, CMA